Si le peuple algérien est arabe, pourquoi l’arabiser ?

Et s’il n’était pas arabe, pourquoi l’arabiser ?

« Le poète est au cœur du monde » dit Höderlin .Pour être au cœur du monde, encore faut-il qu’il soit au cœur du peuple qui est le sien .Il faut que celui-ci se reconnaisse en lui. Ce lien ombilical, rien ne l’illustre mieux que le soulèvement de Tizi Ouzou ; lorsque le wali décida d’interdire ,en avril1980,une conférence de Mouloud Mammeri sur la « poésie ancienne des Kabyles » . A l’appel des étudiants, la population de la ville, puis des régions avoisinantes, sans parler d ’ Alger où les Kabyles sont très nombreux, se leva pour défendre, à travers les poètes anciens ,la langue des ancêtres. L ’ un de ces défenseurs les plus ardents fut Ait Menguellet :
Reconnais ce qui est tien
Prends garde de ne jamais l’oublier.
Langue kabyle
Celui qui t’aime
Te sacrifie sa vie.
Il te vénère
Et pour toi garde la tête haute
C’est grâce à tes fils
Que l ’ Algérie est debout.

Pourquoi cette véhémence ! C’est que tamazight notre langue nationale depuis des millénaires, est à peine tolérée, pour ne pas dire proscrite dans l’Algérie indépendante !
L’interdiction de cette conférence a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La population a ressenti cette mesure comme une provocation, une de plus, car de nombreuses manifestations et activités culturelles avaient déjà été annulées dans la même wilaya . C’est ainsi que la troupe de l ’Action culturelle des travailleurs, dont je suis le responsable, n’a pu se produire devant les ouvriers du complexe textile de Dra Ben Khedda,ni au CEM de Tadmait. Notre pièce de théâtre intitulée La Guerre de Deux mille Ans réalisée à l’occasion du XXè anniversaire de la révolution n’a pu avoir lieu à Tizi Ouzou alors que la même pièce était bien accueillie par le public à Alger et d’autres régions d’Algérie.
On pourrait citer d’autres exemples comme l’interdiction aux parents de donner des prénoms berbères à leurs enfants. On parle d’une liste de prénoms prohibés, mais cette liste n’a jamais été rendue publique. Comment se fait - il qu’un membre de notre troupe à Alger n’ait pas pu appeler son fils Amazigh ! l’employé de l ’ Etat Civil lui a répondu que ce prénom ne pouvait être enregistré. Pourtant, nos manuels scolaires parlent de nos ancêtres Imazighen, le pluriel d’Amazigh.
S’il fallait suivre cette logique, il faudrait aussi exclure Hannibal, Massinissa et Jugurtha ! On voit l’absurdité d’une censure bureaucratique qui opère dans l’ombre et fait d’autant plus mal qu’elle atteint le citoyen dans au plus profond de lui même, en occultant ses origines.
Avant l’indépendance, quand un enseignant français interdisait l’emploi de Tamazight ou de l’arabe à l’école, il était dans son rôle car il oeuvrait pour l’Algérie française.
Aujourd’hui, quand un enseignant algérien et parfois un coopérant arabe prétend nous interdire la langue de nos ancêtres, est-il encore dans son rôle ! C’est la négation de l’indépendance car l’indépendance signifie liberté d’expression, et l’expression commence par la langue maternelle c’est-à-dire Tamazight pour beaucoup d’Algériens qui ne parlent pas l’arabe ou ne le parlent que par obligation, comme nous étions obligés d’apprendre la langue française.
Les fossoyeurs de l’unité nous parlent d’unité, le voleur crie au voleur. L’unité de la nation ne peut se faire que sur une base positive, une base historique. On ne peut falsifier impunément l’histoire . L’unité de la nation doit se faire par l’enseignement de Tamazight, non par son ignorance. Beaucoup d’Algériens sont encore aliénés. Ce n’est pas de leur faute. Mais le pouvoir a les moyens d ’enseigner cette langue et de lui offrir en priorité la télévision, puisqu’on l’ouvre bien plusieurs fois par semaine à la langue anglaise...
On croirait aujourd’hui, en Algérie et dans le monde que les Algériens parlent l’arabe.
Moi-même, je le croyais, jusqu’au jour où je me suis perdu en Kabylie .Pour retrouver mon chemin, je me suis adressé à un paysan sur la route . Je lui ai parlé en arabe. Il m’a répondu en Tamazight. Impossible de se comprendre. Ce dialogue de sourds m’a donné à réfléchir. Je me suis demandé si le paysan kabyle aurait dû parler arabe, ou au contraire, j’aurais dû parler Tamazight - la première langue du pays depuis les temps pré-historiques-.
Les envahisseurs étrangers n’ont cessé de la refouler Il y a eu les siècles de domination romaine, arabo-islamique, turque, et enfin française. Tous ces envahisseurs ont voulu imposer leur langue au détriment de Tamazight.
Aujourd’hui, par les armes, nous avons mis fin au mythe ravageur de l’Algérie française, mais pour tomber sous le pouvoir d ’ un mythe encore plus ravageur : celui de l’Algérie arabo-musulmane ,par la grâce de dirigeants incultes.
L’Algérie française a duré cent trente ans. L’arabo-islamisme dure depuis treize siècles ! L’aliénation la plus profonde, ce n’est plus de croire français, mais de se croire arabe. Or il n’y a pas de race arabe, ni de nation arabe. Il y a une langue sacrée, la langue du Coran dont les dirigeants se servent pour masquer au peuple sa propre identité ! C’est ainsi qu’ils se justifient en disant qu’il est important de s’adresser au « monde arabe » dans une langue protocolaire et archaique même si le peuple n’y comprend rien ; ils avouent ainsi qu’ils préfèrent s’adresser à une élite hypothétique, au Caire ou à Baghdad, plutôt que d’avoir recours aux langues populaires, car il existe aussi brimé comme Tamazight, un arabe algérien que le peuple comprend. Mais ces messieurs n’en veulent pas, pour la bonne raison qu’ils veulent écarter les masses populaires du débat politique. Voilà pourquoi nos bulletins d’information à la TV et à la radio sont en arabe littéraire, et voilà comment un gouvernement s’isole de lui-même en croyant isoler un peuple qui lui échappe. Et comme l’ignorance engendre le mépris, beaucoup d’Algériens qui se croient arabes - comme certains s’étaient crus français
- renient leurs origines au point que le plus grand poète leur devient étranger :
J’ai rêvé que j’étais dans mon pays
Au réveil, je me trouvé en exil
Nous, les enfants de l’Algérie
Aucun coup ne nous épargné
Nos terres sont devenues prisons
On ferme sur nous les portes
Quand nous appelons
Ils disent, s’ils répondent,
Puisque nous sommes là, taisez-vous
!

Incontestablement, Ait Menguellet est aujourd’hui notre plus grand poète. Lorsqu’il chante, que ce soit en Algérie ou dans l’émigration, c’est lui qui rassemble le plus large public ; des foules frémissantes, des foules qui font peur aux forces de répression, ce qui lui a valu les provocations policières, les brimades, la prison. IL va droit au cœur, il touche , il bouleverse, il fustige les indifférents :

Dors, dors, on a le temps, tu n’as pas la parole.

Quand un peuple se lève pour défendre sa langue, on peut vraiment parler de révolution culturelle

Kateb Yacine